Pourquoi le surhomme de Nietzsche crée de l’éco-anxiété ?

Pourquoi le surhomme de Nietzsche crée de l’éco-anxiété ?

Partout où j’ai trouvé du vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. Et la vie elle-même m’a confié ce secret : « Vois, m’a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même »

Friedrich Wilhelm Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883).
Nietzsche survole la planète en feu et méprise les personnes qui éprouvent de la solastalgie.
Friedrich Wilhelm Nietzsche as super man — Talmoryair

« L’actualisation de soi » est un objectif thérapeutique qui s’inscrit au cœur de nombreuses approches en relation d’aide depuis sa conceptualisation par Rogers (1951) et Maslow (1954). Elle se définit par « l’ouverture à l’expérience » et « la référence à soi ».

Une personne qui s’actualise constate avec justesse et ouverture l’expérience relationnelle qui se joue avec elle-même, les autres, le monde. De plus, les actions qu’elle pose se veulent cohérentes avec ses valeurs et ses convictions, malgré les attentes et les pressions sociales.

Les personnes qui consultent en écotherapie ressentent généralement de l’éco-anxiété parce qu’elles souffrent d’incohérence. Elles ne peuvent pas à la fois contenter l’ensemble de leurs besoins essentiels et être cohérentes avec des valeurs comme l’égalité ou l’écologie par exemple.

La manière dont le monde s’organise est basée sur la domination des autres et du vivant pour satisfaire nos besoins essentiels. Le fait de déléguer à d’autres la satisfaction de ce qui nous est indispensable nous permet de prendre part à l’idéologie dominante, soit l’accumulation sans limites de biens et d’expériences ostentatoires.

Les personnes éco anxieuses aspirent généralement à plus de frugalité, mais même frugal, leur travail, leurs activités, leurs achats ou leur argent contribuent à l’exploitation et à la destruction.

Tiraillés entre, d’une part, le contentement de leurs besoins essentiels qui reposent sur l’oppression et d’autre part, leurs valeurs écologiques et de justice sociale, iels souffrent d’incohérence.

Ou alors, iels se dissimulent dans le déni pour ne pas souffrir.

Malheureusement, l’incohérence vécue par certain.e.s ne touche pas tout le monde.

Sur le net, les nouveaux youtubeurs de l’entrepreneuriat à but lucratif [NYDEBL] sont nombreux à proposer un style de vie cohérent avec l’idéologie dominante.

Pour donner plus de crédibilité à cet idéal, ils l’appuient sur leur définition du surhomme de Nietzsche.

Le surhomme comme avatar de l’idéologie dominante

Ici, je n’ai pas la prétention de définir le surhomme tel que Nietzsche le conçoit, mais plutôt tel que les NYDEBL l’interprètent. 

Selon leur vision, le surhomme[i] aurait des talents innés qui chercheraient à s’exprimer à travers sa « volonté de puissance ». Ce désir de se dépasser constamment ne constitue pas un moyen d’atteindre quelque chose, mais représente plutôt une fin en soi.

Cette finalité se résume à endosser toujours plus la responsabilité de qui nous sommes. Responsabilité de son corps, responsabilité de son esprit, responsabilité de ses aspirations, responsabilité de sa place dans le monde, etc.

Comme Dieu est mort au cours du siècle des Lumières, le sens de la vie aussi s’est dissipé avec lui. C’est au surhomme de déterminer les responsabilités qu’il doit prendre en charge pour donner du sens à sa vie.

Si tous les humains possèdent en eux des talents innés et la possibilité d’emprunter la voix du surhomme, peu l’emprunteront, car la détermination, le courage, l’endurance font défaut à la majorité.

Tant que l’on se dépasse, on est dans la voie du surhomme. Lorsque l’on cesse de se dépasser, on cesse de suivre cette voix et on stagne dans notre condition d’homme qui n’est jamais bien loin de celle du « dernier homme ».

Le dernier homme se définit comme celui qui s’engouffre dans la facilité du conformiste, du confort, de la médiocrité collective, des plaisirs immédiats, de la sécurité, de la soumission au ressentiment et à la culpabilité.

Au contraire, celui qui emprunte la voix du surhomme choisira le chemin ardu de l’autonomie, de l’effort, de l’émancipation individuelle, du plaisir différé, du mouvement, de la nécessité à se dépasser.

Il agit avec effort et détermination pour incarner les talents, les valeurs et les aspirations qui sont innés en lui et ce, sans considération pour l’autre.

Cet « autre », il ne cherche même pas à le dominer, car il ne le considère même pas. L’autre n’a pas de valeur, il n’est qu’un moyen provisoire dont le surhomme se sert pour arriver à ses fins.

Quand l’homme emprunte la voie du surhomme, il peut tout se permettre[ii]. Il ne prend la responsabilité que de son propre dépassement.

Le surhomme décrit par les NYDEBL est l’incarnation de la cohérence dans un monde qui valorise l’accumulation par l’exploitation. Il est le seul qui peut s’actualiser dans ce cadre sans ressentir de contradiction avec lui-même.

Pour celleux qui ont une préoccupation pour le bien-être des autres et du vivant, iels sont condamnés à l’incohérence, car ces valeurs ne correspondent pas à l’idéologie dominante.

Le surhomme comme façade vertueuse à la psychopathie ?

Vled : […] On observe que les psychopathes sont en très, très grande majorité de sexe masculin. Ils souffrent d’une condition congénitale qui les ampute de certaines capacités qui, à nous autres, semblent élémentaires, comme l’empathie ou la culpabilité. Ils semblent notamment avoir du mal à percevoir les signes associés à la peur ou la détresse.
Mendax : Ils perçoivent le bien et le mal, mais ils ne leur accordent aucun intérêt. Ils n’en ont rien à cirer.

Thomas C. Durand, Quand est-ce qu’on biaise ? (2019)

Le surhomme valorisé par les NYDEBL agit dans son intérêt sans se soucier des autres. Il ne ressent pas d’empathie ou de culpabilité et use à son aise de l’autre comme d’un objet pour arriver à ses fins, soit le dépassement continu de lui-même.

À y regarder de plus près, cette définition du surhomme s’apparente à une apologie du psychopathe, du moins si on la compare à la définition donnée par la psychiatre française Marie-France Hirigoyen[iii].

Autrice du livre le « Harcèlement moral », ceux qu’elle qualifie de pervers narcissiques (un équivalent des psychopathes) sont des séducteurs avec un haut degré de moralité en apparence. Mais derrière cette façade se cache quelqu’un qui prend plaisir à contourner les règles de manière suffisamment habile pour demeurer dans les limites de la légalité. Ils n’éprouvent aucune empathie, ressentant au mieux de l’indifférence ou au pire du plaisir face à la souffrance d’autrui. Ces personnes pétries d’envie n’hésitent pas à humilier ou avilir l’autre quand leur égo est menacé. Toutefois, ils n’attaquent jamais frontalement, mais par allusion, intimidation, pression, culpabilisation. Ils vont jusqu’à pousser leur victime à commettre des fautes pour mieux les critiquer ou les disqualifier ensuite. Contrairement aux narcissiques grandioses qui ne cachent pas leur mégalomanie, le psychopathe est un mégalomane discret, qui va se victimiser pour s’attirer la sympathie et ne pas avoir à reconnaitre ses erreurs. Ils ont la capacité à mentir, déformer la réalité ou tricher avec aisance ce qui les amène à gravir rapidement les échelons.

En résumé, ce sont des calculateurs sans scrupule et ils n’hésiteront pas à user de charme, de manipulation, d’intimidation, bref de toutes les stratégies nécessaires pour parvenir à leurs fins. C’est pourquoi on les voit proliférer dans les lieux de pouvoir comme en témoigne le top dix des professions où l’on compte le plus de psychopathes.

Ces « qualités » que possède le surhomme de Nietzsche définie par les NYDEBL s’incarnent à travers leurs idoles Jeff Bezos, Steve Job, Elon Musk et Mark Zuckerberg.

Ces personnes sont l’objet de vénération parce qu’elles reflètent l’identité de la structure dominante dans nos sociétés : la « personne morale à but lucratif ».

La psychopathie comme culture d’entreprise

Si le surhomme dépeint par les NYDEBL se confond avec le psychopathe, ce dernier n’est en fait que l’avatar en chair et en os de la personne morale à but lucratif :

« Une société par actions, ou compagnie, est une personne morale à but lucratif distincte de ses actionnaires et des personnes qui la dirigent. Elle a un nom, des biens, des droits, des obligations et des responsabilités. ».[iv]  

Elle-même affiche une moralité ostentatoire en se disant sociale, environnementale et de saine gouvernance (ESG). Ce vernis n’a pour but que de cacher sa seule ambition, soit accumuler toujours plus d’argent en éliminant une à une les contraintes qui la gênent.

Tous les moyens se valent pour arriver à cette fin.

Ces personnes morales vont afficher publiquement leurs vertus sociales, environnementales et de saine gouvernance tout en continuant d’abuser et d’exploiter sans se soucier des lois qu’elles peuvent contourner ou de toutes formes de considérations éthiques.

Par le lobbying, elles vont amener les gouvernements à libérer l’entreprise de ses contraintes juridiques en déréglementant et en lui donnant plus de pouvoir sur la société grâce aux privatisations.

« Égoïste, sans morale et sans scrupules, criminelle, capable d’exploiter les gens, de les empoisonner, de travailler à la destruction de l’environnement, la corporation possède tous les symptômes d’un dangereux psychopathe ». [v]

À l’instar de la personne psychopathe, l’entreprise parvient à s’actualiser de manière cohérente dans un monde qui ne valorise que l’accumulation ostentatoire par l’exploitation au détriment de tout le reste.

Nous n’avons qu’à penser aux efforts de désinformation des compagnies de tabac pour freiner les limitations législatives à leur produit nocif.  

Ou pire, à des entreprises comme Exxonmobile ou Total qui ont dissimulé durant 50 ans leurs pronostics de l’impact du fossile sur le réchauffement climatique. Même l’éventualité de perdre la Terre ne saurait pas faire obstacle à leurs dérives cupides et mégalomaniaques.

Comme la société est bâtie autour de l’idéal de l’accumulation à tout prix, la seule manière d’atteindre la cohérence afin de s’actualiser consiste à embrasser cet objectif. 

Si comme la plupart des humains, l’accumulation ne donne pas de sens à votre vie, vous y contribuez malgré vous. Comme consommateur.trice ou producteur.trice, nous y sommes forcés directement ou indirectement. Nous faisons tous partie de ce système.

Ce faisant, nous demeurons coincés dans une incohérence qui limite nos possibilités d’actualisation de soi.

Peut-on interpréter le surhomme autrement ?

Sommes-nous condamnés à vivre en incohérence dans un monde ou l’idéologie dominante valorise la psychopathie individuelle et entrepreneuriale sous couvert de l’idéal du surhomme ?

Pour sortir de l’incohérence, nous avons à redéfinir la notion de dépassement de soi et de responsabilité du surhomme.

Pour les NYDEBL, cela consiste uniquement à améliorer son physique, ses compétences, ses revenus, son statut social, etc.

Mais on peut aussi l’interpréter comme Maslow. Vers la fin de sa vie, ce dernier avait proposé d’ajouter une couche à son triangle des besoins. Il proposait de définir le dépassement de soi non pas dans le sens de toujours s’accroitre individuellement, mais dans le sens de sortir de soi, de se transcender.

Ici, la personne cherche à faire avancer une cause au-delà d’elle-même, à expérimenter une communion avec l’autre, à vivre le dépassement à travers des expériences éminemment subjectives, symboliques, spirituelles.

Concrètement, la personne qui se dépasse pose des actions dont la finitude se veut tournée vers l’altruisme, le progrès social, la sagesse pour Maslow et l’amour, la création, l’engagement pour le logothérapeute Victor Frankl[vi].

Se dépasser, ce n’est plus seulement porter la responsabilité de soi-même, de son plaisir, de sa santé, de son image ou de son confort. Se dépasser soi-même c’est également reconnaitre que l’autre existe et qu’entre nous, une co-responsabilité nous lie. 

Co-responsabilité, parce que nous ne pouvons individuellement pourvoir à tous nos besoins essentiels. Nous avons besoin du groupe, car c’est collectivement que nous avons d’abord pris la responsabilité de la satisfaction de nos besoins essentiels.

Mais comme le souligne fort justement Aurélien Berlan, un temps arriva où une part de l’humanité s’est constitué en une caste qui avec les millénaires a pris de l’expansion. Aujourd’hui, nous faisons partie de cette caste en Occident. Nous nous sommes déchargés de la responsabilité de produire le nécessaire pour satisfaire nos besoins essentiels. Ce sont les esclaves, les travailleurs manuels, les femmes ou les machines qui font ce travail pour nous.

N’ayant plus de contact avec ce qu’implique la satisfaction de ces besoins, ceux-ci sont devenus illimités parce que nous ne ressentons plus, dans notre corps, ce qui nous en coute de les combler.

Se responsabiliser voudrait dire que nous aurions à nous réapproprier notre co-responsabilité face à nos besoins essentiels et ressentir dans notre chair ce qu’il nous en coûte. Devant l’effort, nous adopterions sans contrainte la frugalité nécessaire au respect de l’autre et du vivant.

Cette co-responsabilité impliquerait sans doute de renoncer à notre mondialité pour recréer des localités où nos besoins seraient satisfaits à partir de ce que notre environnement immédiat rend disponible.

Elle impliquerait la fin d’une pollution mondialisée, d’une exploitation coloniale du Sud par le Nord, de la constitution de communauté restreinte comme les communs. Bref, une société vraiment ESG.

Ceci n’est qu’une esquisse de ce à quoi ressemblerait une société qui reprendrait la co-responsabilité de ses besoins essentiels et méritera qu’on s’y attarde davantage dans un article ultérieur.

Avant de conclure, j’aimerais m’attarder à la définition du surhumain.e., cette personne qui cherche à aller au-delà d’elle-même en assumant sa co-responsabilité.

Le surgroupe comme volonté de puissance collective

Le surgroupe est un groupe à l’intérieur duquel chaque membre cherche à aller au-delà de lui-même en prenant la co-responsabilité des besoins essentiels.  

Le surhomme craint le surgroupe, car c’est d’un ensemble de surhumain.e.s dont il est constitué.

Si nous éprouvons de l’éco anxiété ou de la solastalgie, c’est en partie parce que nous sommes condamnés à étudier et travailler pour contribuer aux idéaux promus par les surhommes qu’idéalisent les NYDEBL.

Nous avons certes perdu le contact avec la nature, mais nous avons surtout perdu le contact avec notre autonomie.

Nous savons au fond de nous qu’une simple panne d’électricité, coupure d’eau ou rupture dans la chaine d’approvisionnement mondiale nous plongerait dans l’indigence.

Le surgroupe n’est pas démuni dans de telles situations.

Il est autonome dans la satisfaction de ses besoins.

Le prix à payer pour être partie prenante d’un surgroupe est élevé. Cela implique de renoncer au confort, la sécurité et l’oisiveté d’un monde gavé aux énergies fossiles.

Mais à choisir entre le luxe temporaire de notre monde actuel et la vie riche de sens qui nous épargnera la fin du monde, le choix peut sembler simple…

Pas tant que ça me direz-vous.

Je vous l’accorde.

Devant ce dur choix, nous ressentons l’angoisse avec laquelle nous devons juguler quotidiennement.

Justin Sirois-Marcil, T.S., M. Serv. Soc.

Travailleur social, maitrise en service social, thérapeute ACT et écothérapeute

Thérapie / Intervention individuelle, de couple et de groupe

Approche : systémique, humaniste, thérapie d’acceptation et d’engagement (TCC de 3e vague)

Aide offerte : écoanxiété ; éco-anxiété ; écoémotion ; éco-émotions ; anxiété ; déprime ; épuisement ; adaptation ; burn-out écolo ; culpabilité ; honte ; communication ; cohérence ; masculinités ; rupture amoureuse ; deuil ; sens ; harcèlement ; impuissance ; lâcher prise ; prendre soin de soi ; équilibre.


[i] Le concept de surhomme n’est pas féminisé dans ce cas-ci, car le publique cible des NYDEBL concernés sont les personnes qui s’identifie au genre masculin.  

[ii] Dostoïevski était un auteur contemporain de Nietzsche, et ce dernier dit dans son ouvrage le « Crépuscule des idoles » (1888) que le romancier russe « est le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie ». Dans l’œuvre « Crime et Châtiment » (1866) de Dostoivski, le personnage Raskolnikov dit que « l’humanité est divisée en “troupeau” et en “individus extraordinaires”. Ces derniers seraient par essence supérieurs et n’auraient pas à obéir à la loi. Au contraire, ce sont eux qui créent ces lois pour le reste de l’humanité (le troupeau). Pour appuyer ses dires, il prend en exemple Napoléon comme incarnation du surhomme. C’est un homme d’exception qui peut violer les règles parce que contrairement aux autres, sa nature lui permet tout. C’est lui qui impose les règles. Menant les masses au charnier pour conquérir ces terres qui transformeront un temps de la France un empire. Il agit ainsi non pas pour son pays en tant que tel, mais pour sa gloire personnelle et c’est très bien comme ça. Si la définition du surhomme concorde chez les deux auteurs, leur opinion est contrastée. Nietzsche fait l’apologie de l’amoralité du surhomme, alors que Dostoivski condamne plutôt son immoralité. À chacun.e son interprétation…

[iii] Hirigoyen, M.-F. (2019). Les Narcisse : Ils ont pris le pouvoir. Éd. La Découverte.

[iv] https://www2.gouv.qc.ca/entreprises/portail/quebec/trousse?lang=fr&g=trousse&sg=&t=&e=557954595:3445373013

[v] The corporation

[vi] Frankl, V. (2006) Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie. Éd. L’Homme.

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