LE MANGE HORIZON

La femme figée ne l’a pas toujours été.

Autrefois, elle soufflait le verre dans un atelier sur la plaine.

Des bulles de verre si grandes que ses amies pouvaient y cultiver toutes sortent de végétaux.

Alors qu’elle travaillait la terre avec ses amies, elle entendit un son. Pas l’un de ces sons qui peuplent son quotidien au champ ou à l’atelier, ni l’un de ces sons inusités qui parfois se manifestent dans un lieu qui n’est pas d’emblée le leur.

Non, il s’agissait plutôt d’un son unique, un son jamais perçu auparavant, un son qui à l’entendre vous glaçait les entrailles et pouvait vous pétrifier.

Elle seule sembla l’entendre, car elle seule figea un regard inquiet dirigé vers cette menace imperceptible à l’horizon.

Cette souffleuse de verre aimée de tous et pour qui la population se préoccupait, fut examinée par les meilleurs alchimistes du royaume.

Bien qu’ils gardèrent leur distance pour ne pas être prient du même mal, ils l’observèrent avec des monocles, des loupes, des télescopes pour finalement… ne rien comprendre.

Alors que la peau de cette femme brunissait au soleil, un premier homme s’avança et dit : « Tiens, on dirait qu’elle se tracasse pour l’horizon? Pourtant il a toujours été! Et puis, il est bien trop grand pour que sa pérennité soit menacée, alors pour quoi s’en faire? »

Alors que la pluie et le vent déchiraient les vêtements de cette femme, un deuxième homme s’avança et dit : « Elle nous énerve avec ses fixations! Pas moyen de mener une vie tranquille, au jour le jour, sans les embarras du lendemain? »

Alors que les racines enchevêtraient le corps de cette femme, un troisième homme s’avança et dit : « Peut-être qu’il y a lieu de s’inquiéter? Toutefois, si tel est le cas, le Prince couronné, les marchands et les alchimistes sauront comme toujours nous tirer de cet impair. Mais on voit bien que la pauvre a perdu espoir en eux et ce n’est que par le secours des prêtresses et des guérisseuses qu’elle pourra retrouver la raison. »

On la traita du mieux que l’on put, herbes, huiles, potions, mais rien n’y fit.

On commença à médire sur son compte. Alors que le premier homme dit : « Bah, c’est une originale, il n’y a pas lieu de s’inquiéter », le second dit : « Elle joue la comédie c’est évident! Ah, qu’est-ce qu’elle ne fera pas pour attirer l’attention? » et le troisième : « Son geste risque de provoquer de l’agitation qui nuira aux affaires du royaume. Il serait préférable de l’ignorer ».
Sans raison apparente, des larmes commencèrent à couler le long des joues de la femme figée. Des larmes si abondantes, que des ruisseaux se formèrent à ses pieds.

Devant autant d’émotions et avec cette rumeur au loin qui devenait perceptible à leurs oreilles, ses amies jardinières furent prise d’un si grand désarroi, qu’à leur tour elles figèrent, leurs yeux guettant la même menace.

La population, surtout les hommes, commença à s’énerver et on se tourna vers le Prince couronné pour y remédier.

« Oh enfin, cette inquiétude pour l’horizon me semble bien exagérée! », dit le premier homme.

« Si elles se mettent toutes à figer comme ça, qui pourvoira aux menus travaux? », dit le deuxième.

« En vérité je vous le dis, c’est la prospérité du royaume qui va s’effondrer si elles se figent toutes ainsi! », conclut le troisième homme, alors que le Prince couronné semblait bien désappointé.

Pour y remédier, il envoya ses chevaliers pour tenter de les intimider et les faire bouger. Rien n’y fit! Ces colosses en armure n’osaient pas leur toucher, leur chef plaidant qu’il serait malheureux que la chevalerie fige à son tour.

Chaque jour, un nombre grandissant de femmes puis d’hommes se mirent à figer. D’abord par dizaine, puis par centaine, des flots de larmes s’écoulant de cette masse qui d’abord ruisseaux, devinrent court d’eau.

Le son qui, tour à tour, avait figé de plus en plus d’habitants devint audible pour tous ceux souhaitant l’entendre, encore fallait-il le vouloir, comme le bruit de la terre qui s’effondre.
Puis le ciel s’assombrit et l’on vit jour après jour un nombre grandissant de loups, de cerfs, d’oies, de corneilles, d’abeilles, de papillons, et ô combien d’autres animaux se détacher de l’horizon, comme s’ils fuyaient un terrible danger.

Et toujours ce bruit, amenant plus de gens à figer, pleurer, désespérer.

Puis les arbres, les fleurs, les moissons et tant d’autres végétaux se racornirent et l’on vit de plus en plus de convois d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards s’approcher de la capitale. Ils disaient fuir le Mange Horizon, une bête indescriptible qui menaçait d’engloutir tout ce qui est. Cette peuplade en déroute cherchait refuge dans la ville du Prince couronné, dernier rempart face à ce qui semblait être la fin des temps.

Le Prince couronné offrit un refuge à tous ces gens démunis. On distribuait même des boules de cotons pour boucher les oreilles et couvrir le son assourdissant que projetait l’horizon.
Attablés autour de ce qui serait convenu d’appeler un repas d’ogre, les trois hommes discutaient.

« Oh, ce bruit est bien agaçant, on ne peut même plus s’entendre profiter des agréments que nous offre l’existence ». À ces mots, le premier homme fit craquer un raisin juteux entre ses dents.
« En plus, il faut se rationner! On dit que les ressources ne sont plus aussi abondantes. Mon avis, ce sont ces paysans avec leur cinq-six enfants qui s’accaparent le gros des récoltes ». À ces mots, le deuxième homme mordit goulûment dans une cuisse de porc.

« Ce sont là des soucis secondaires, car nous pouvons faire mieux avec moins. Même si les terres viennent à manquer, nos alchimistes ont leurs sortilèges pour accroitre la productivité de nos récoltes. Puis, il y a nos marchands! Ces bougres ont plus d’un tour dans leur sac. Ce sont eux, plus que tout autres, qui ont trouvé le secret pour changer le plomb en or. Et que dire du Prince couronné! Sourire d’aplomb, prestance de roi, d’un simple claquement de doigt, il peut déverser sur la cité jeux et fêtes pour tous les goûts et couvrir ce son qui nous agace. Non, c’est plutôt ces figés qui inquiète, se sont eux qui viennent gâcher notre plaisir et il importe que l’on mette un terme à ses enfantillages, peu importe le moyen ». À ces mots, tout sourire, il montra à ses paires, la marionnette de fruits et légumes qu’il avait confectionné pendant son discours.

La réflexion des trois hommes, bien que partagé par la haute, ne trouva pas écho, car trop tôt la ville se retrouva bondée et cela dévia l’attention. On décida de ne laisser entrer que les familles fortunées tout en repoussant les autres à coup de bâton. À cette décision critiquée par les guérisseuses et les prêtresses, le Prince couronné répondit : « Et quoi, il faut bien vivre! ».

La rumeur de cette décision du Prince couronné vint jusqu’aux oreilles déjà accablés de la femme figée. Ces larmes devinrent de rage, ses mains se serrèrent à en craquer à la ronde et une chaleur telle émana de son corps qu’elle en devint rougeoyante. L’eau parcourant les figés se mit à bouillir et des volutes de vapeur les enveloppèrent.

S’arrachant aux racines qui l’enserraient, elle se mit en marche vers son atelier de verre. Son mouvement inspira ses amies jardinières, puis tous les autres figés et ensemble ils se déplacèrent péniblement entre les torrents que leurs pleurs avaient tracés. Dans la verrerie, la femme qui fut figée les guida. Ils allumèrent les fours et soufflèrent le verre pour en faire la plus grande bulle jamais vue.

Du haut des remparts, alors que s’agglutinaient les populaces refoulées au seuil de la ville et que le ciel rayonnait d’une chaleur intolérable, on entendit le premier homme dire de ceux qui furent figés : « Ce sont des rêveurs! Voyons, il serait trop beau de simplement souffler le verre pour que tout soit réglé ». Le second acquiesça : « Oui vraiment! Déjà que figée elle nous énervait, son soufflage est d’une aberration sans nom digne d’un du conte de fée et c’est tout bonnement scandaleux! ». Le troisième enchaîna : « Leurs comportements sont non seulement déconnectés du réel, mais il risque à terme de provoquer des dérèglements. Vraiment, ils ne respectent rien! Leur hérésie va nous conduire à notre perte et si la torture ne pouvait les sauver, les brûler serait sans doute leur unique salut! ».

Bien que la haute y voyait toujours là un discours censé, ils ne furent que verbiages. Trop de troubles avaient cours dans la ville et la bulle de verre dans la plaine continuait à prendre de l’ampleur, recouvrant les cours d’eau de leur pleure, ainsi que la végétation luxuriante et les terres fertiles que les larmes avaient laissées dans leurs sillages.

Les jours passèrent et vint un temps où même les riches ne parvinrent plus à se tailler une place dans la capitale. Comme les plus pauvres, ils durent établir un campement de fortune aux pieds des murailles de la ville fortifiée.

Voyant cohabiter en périphérie de la ville ces biens nantis dont les chariots étaient chargés autant du nécessaire que de l’ostentatoire et ces infortunés qui avaient à peine de quoi survivre, le sens commun nous aurait amené à croire que les pauvres en auraient profité pour subtiliser leurs biens par le force ou la ruse à ceux qui étaient mieux dotés. Il nous aurait également été amené à imaginer que le riche aurait utilisé son esprit ou son influence pour diviser et corrompre afin de garder ses avoirs. Si tel fut le cas, ce fut de l’ordre du fait divers. En grande majorité on partagea, car devant la précarité, tous semblaient voir plus de gains à l’entraide qu’à la compétition.

Au cœur de ce tumulte, ceux qui furent figés eurent vent de cet élan de solidarité et pris de compassion, ils invitèrent cette population acculée au pied du mur dans la bulle de verre. Certains vinrent, mais la plupart restèrent, espérant que la situation ne serait que temporaire et qu’une fois la crise passée, les choses redeviendraient comme avant.

La bulle à peine scellée, on vit l’horizon s’engloutir, avalé par une bouche gargantuesque, qui sans discrimination, dévorait les champs, les cours d’eau, la forêt et même les montagnes!
Cette fois, même les cotons ne pouvaient empêcher le vrombissement de marteler violemment les tympans.

On fit à nouveau appel au Prince couronné. « L’horizon s’effondre! », « c’est terrible! », « on va tous se faire avaler! »

Devant le monde qui s’engloutissait, le Prince couronné se dit que ni la puissance de ses chevaliers, ni l’ingéniosité de ses alchimistes, ni la rapidité de sa cavalerie ne leur permettrait de lutter ou fuir cet adversaire colossal.

Il proposa donc d’organiser une grande fête pour célébrer la fin du monde et faire un pied de nez à ce Mange Horizon. « Après tout, ce Mange Horizon peut bien tout avaler sur son passage, on aura au moins vidé les caves et les garde-mangers. », dit le Prince couronné.

Alors que la fête battait son plein, les trois hommes quittèrent la ville en direction de la bulle déjà scellée dans l’espoir vain de s’y tailler une place. Ils pouvaient à peine apercevoir ceux qui furent figés s’affairer à reconstruire un nouveau monde à travers le verre épais.

« C’est curieux, j’ai l’impression qu’on s’est trompé? », dit le premier homme.

« C’est vrai, peut-être qu’on aurait dû faire quelque chose? », ajouta le second.

« Qui sait, peut-être qu’il n’y a pas lieu de désespérer? », de conclure le troisième.

À ces mots, ce sont la cité en fête, la bulle de verre et les environs tranquilles qui furent engloutis tout entier.

ÉPILOGUE

On raconte que dans le ventre du Mange Horizon, l’environnement serait si chaud que nulle vie ne serait possible. Pour s’en protéger, différents groupes auraient soufflé des bulles de verre qui seraient les derniers havres encore habitables.

Ces havres ne seraient ni la cocagne qu’ils ont connus jadis, ni le brasier qui se déploie au-delà du verre, mais bien un monde où il serait à la fois plus douloureux d’y vivre et à la fois plus simple d’y habiter.

 

Justin Sirois-Marcil

Éco Intervenant chez Lobe Vert

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